par angèle casanova

le trait, par Angèle Casanova

vendredi 2 mai 2014

«  Le corps contient le tout. Il s’écrit par l’entremise du mouvement de la main alors qu’il ne bouge pas. Ne pas bouger est une attitude de désir. Le corps est suspendu au désir. De tout et de rien. De quelqu’un à qui je prête un visage. De quelqu’un dont je cherche le visage. Désir de Dieu. L’écriture qui s’insinue sur le cahier réveille le désir de faire l’amour. L’amour et l’écriture perçoivent la même musique. Distraitement, le stylo caresse la blancheur couchée, et je sens la caresse ténue sur moi. »

Silvia Baron Supervielle. L’alphabet du feu : petites études sur la langue. « Du côté de l’amour », p. 89







Le dessin. La mère. L’amour. La relation entre les trois. Fondatrice. Le dessin que la mère n’a jamais maîtrisé. Elle, la peintre. Celui qui a fondé mon rapport au monde. Un défi déjà. Un art rien que pour moi. Où elle n’excellait pas. Le dessin donc. Quand. Enfant. Mutique. Je parlais en dessinant. Disais mes rêves. Mes peurs. Ma folie. Tout cela se résumant à un trait. Simple. Au crayon de couleur. A l’encre de Chine. De plus en plus dépouillé. De plus en plus ténu. Sans hésitation. Ce fil du rasoir. De fil en aiguille. A fini par devenir. Trait. Continu. Sans début. Sans fin. Arrogant. Qui se joue du voyeur qui le lit. Qui lui dit. Cherche la jointure. Tu ne la verras pas. Il n’y en a pas. Je me suffis à moi-même. Ni début ni fin. Cercle. Rond. Ventre maternel. Pas de cordon ombilical qui annoncerait la fin. La coupure. Le ciseau. La naissance. Rien. Un ventre clôt sur lui-même. Forever. Alors je dessine. Ca. Ce ventre. Je ne sais pas ce que je dessine. Je me rebelle. J’envoie chier tout le monde. Père. Mère. Univers entier. Poing levé. A l’intérieur de ma tête. Dehors rien ne transparaît. Mes tenues sont de plus en plus voyantes. Provocatrices. Mes attitudes aussi. Sexe à tout va. Couche-toi là. Mais je suis la ligne. Consciencieusement. Ventre. Clôture. Dehors. Rien ne va. Dedans. Rêve d’une unité jamais atteinte. Du séjour où je pourrais être une. Entière. Où j’aurais les mots. La pensée. Pour dire. Le désordre du monde. Alors je trace le trait. Je me nourris de la vue de ce trait se déroulant. Je découvre que je jouis. D’une certaine manière. En le traçant. Que mon corps bouge. Danse. Ce faisant. Que j’oublie tout. Café. Chambre. Amoureux. Tout. En le traçant. Que c’est là la chose la plus secrète. Celle que je montre en dernier. A qui j’ai choisi. Mon corps traçant ce trait. Extase qui donne une fin aux choses. Au monde. Qui m’enferme dedans. Dans un utérus géant où je jouis de cette fermeture. Alors. Celui qui regarde. Je l’enferme avec moi. Dans ce frémissement. Infini. Du dessin qui se trace. Là. Sur cette feuille blanche. Qui n’en finit pas de dérouler visages contrefaits sur visages contrefaits. Toujours béants. Bouche ouverte sur un plaisir indéfini. Sans source. Qui se répand sur le blanc angoissant de la page. Ouverture de ces visages qui n’existent que de la fermeture du trait. Ouverture. Fermeture. J’explore inlassablement ce paradoxe. Je dessine ces visages. Je cherche leurs yeux. Leurs bouches. Leurs nez. Je n’arrive pas à descendre plus bas que leur menton. Dessiner des seins. Des pubis. Des bites. Je m’arrête au menton. Au cou. Parfois je trace la ligne d’une poitrine asexuée. Je me perds dans cette recherche abstraite. La jouissance dans l’effroi. Dans l’enfermement. De ce trait. Qui me fait jouir de sa simple existence sous ma main gauche qui le trace. Œil démesurément ouvert. Fixe. Qui regarde à peine la feuille blanche. L’effleure. Ailleurs. Perdu. Dans ce plaisir immense. Incongru. Du dessin qui se fait. Là. Sous mes doigts. Parfois je me montre à quelqu’un. En train de dessiner. Je montre. Cette jouissance. Sans la dire. Je me concentre. Comme je peux. Pour rester entière. Dans le dessin. Ne pas jouir d’autre chose. Du reluquage. C’est difficile. Mes dessins sont toujours moins bons. A mon sens. Moins bruts. Moins violents. Moins. Moins. Moins. J’ai peur que l’autre me voit. Voit ces visages vides. Ces yeux éclairs où souvent rien ne transparaît qu’une absence. Quand je n’arrive pas à y insuffler ma révolte. Ma colère. Quand rien d’autre n’y sourd que ce vide angoissant. Qui est le terreau de mon être. Sur lequel je m’appuie. Car oui. On peut grandir en équilibre sur du vide. Faire de ce vide un plein. Avec trois fois rien. Un trait. Un. Indivisible. Qui enferme le manque. L’absence. Dans un champ connu. Maîtrisé. Où il peut hurler de colère en moi. Me transporter. Me faire jouir. Devenir moi. Alors je dessine. Sans fin. Toute une vie. Et puis. Un jour. Elle meurt. Son ventre meurt avec elle. Son talent de peintre aussi. Tout ce qui me reliait au dessin meurt. Le 3 octobre 2006 j’arrête de dessiner. Je commence à écrire. Le vide. Indéfini. Commence à prendre forme. Je l’écris. Sur la feuille blanche. Je lui donne mots. Ponctuation. Forme. Je dis le cri. Nu. Je m’observe. Je m’entomologise. Je deviens moi. Adulte. Très vite je donne naissance à un enfant. A mon tour je deviens ventre. Un temps je me perds. Et puis je me retrouve. Je vis. Pleinement. Je m’épanouis. Dans l’écriture. J’aime dans toutes les acceptions possibles du mot aimer. J’aime et cet amour me redonne envie du trait. De cette jouissance du trait. Qui ne cherche plus qu’elle-même. Simplement. Alors j’ouvre le tiroir de mon secrétaire. Je prends ce carnet accordéon que ma mère m’a offert avant de mourir. Et je trace le début de mon trait. Dans le coin supérieur gauche de la page de garde du carnet. Des visages vides. Des yeux éclairs. Des bouches ouvertes. Des profils énigmatiques. Bonjour moi. Je suis de retour.


Texte et dessin Angèle Casanova


Texte initialement publié sur grande menuiserie, le blog de Nolwenn Euzen

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