par angèle casanova

le linge sale

vendredi 2 novembre 2012

Enfant, elle avait un secret. Elle le dissimulait sous son pull. Il avait la forme d’un objet de torture. Un corset. En plâtre. Il la soutenait. Il la martyrisait. Il la protégeait. Son secret. Elle le pleurait la nuit. Elle ne pensait qu’à lui. Elle ne voyait rien d’autre. Son secret. Connu de tous. Son corps était au secret. Ceinture de chasteté peut-être. Empêcheur de voir ses seins. De les voir et de les voir pousser. Empêcheur de grandir. Son secret.

Tous les deux mois, elle change de peau. La roue tronçonneuse s’approche d’elle. Ses yeux s’écarquillent, pressentent la douleur. Elle les ferme, serre les poings. La roue stridule contre le plâtre, l’entame, le cisaille. Elle souffre par anticipation. Lorsque la roue atteint sa hanche, la douleurest fulgurante. Ses bleus, ils ont touché ses bleus. Quelques secondes, elle respire. La douleur passe. Elle en tremble. Peur. Quand c’est fini, son corps se relâche d’un coup. On lui prend le bras, on la pousse gentiment dans la cabine de douche. Elle finit de se déshabiller. Le tuyau de coton qu’elle glisse tous les jours sous le corset pendouille. Elle sent la fraîcheur de l’air sur sa peau. Etrange. Deux mois déjà. Elle enlève le coton. Irréalité de son corps. Chair de poule. Elle ôte sa culotte et se glisse sous la douche. Laver deux mois de peaux mortes. Frotter longtemps. Enlever l’odeur. Les bouts de peau. Cinq minutes. Elle n’a que cinq minutes. Vite. Avoir du temps après. Pour se regarder. Elle frotte. Elle tremble. Elle pleure. Cinq minutes. Deux mois. Elle se sèche. Remet sa culotte. Regarde ses petits seins rabougris. Ses côtes saillantes. Sa poitrine atrophiée par le corset. Gwynplaine. Le sourire en moins. Son secret. A elle. Son corps. Elle remet le tuyau de coton. Elle sort de la cabine, s’avance, indécise.

On l’allonge, on l’attache. Plusieurs personnes s’occupent de son cas. On lui passe des sangles d’un côté, de l’autre, on tire au maximum. Les pieds. La tête. Le dos. Quand sa colonne craque, elle est prête. Le plâtre l’attend, tout chaud. Ils posent les bandes sur son torse. Elles sont bouillantes. La première lui arrache un cri de douleur. Elle serre les dents. Tout passe. Tou glisse. Tout coule. Elle s’endort à moitié, dans cette chaleur d’étuve. On la laisse un moment. Fixation du plâtre. Et puis, doucement, on la libère. On l’aide à se relever. Elle respire à peine. Il faut encore découper le plâtre pour dessiner l’amplitude des poumons. La roue. Encore. Elle s’accroche au bras de l’infirmière. Ses hanches. Elle serre les dents. Mal. Larmes aux yeux.

Quand c’est fini, elle va s’habiller. Le corset est là, de nouveau. Tout neuf. Deux mois. Encore deux mois. Et puis cinq minutes. Et puis encore deux mois. Et cinq minutes. Sans fin. Sa vie. Son secret. Au vu et au su de tous.

***

Le secret appelle la confession.

Le secret brûle les lèvres.

Le secret appelle la sécrétion. Quelque chose sourd. Suppuration. Condensation. Ramifications.

Formes multiples de cette sécrétion du secret. Une feuille aux nervures complexes se forme.

Ceux qui observent ces nervures ne comprennent pas qu’elles font partie d’une feuille, qu’elles signalent la présence d’un secret.

Un vrai. De ceux qu’on cache de toutes ses forces, de tout son être. Qu’on passe sa vie à cacher, tout en passant sa vie à le crier. En sourdine. Comme un film dont on aurait coupé le son. Et la capacité à faire sens aussi. On peut comprendre un film grâce à ses images. Non. Dans ce cas précis, les images sont là, mais elles sont cryptées. Déformées. Privées apparemment de leur sens véritable. Elles le disent pourtant, de manière détournée.

Les secrets se savent. Se trahissent.

On ne le sait pas, mais on le sait.

C’est comme ça.

Comme ça qu’on devient dingue.

De savoir.

Sans savoir.

Et quand on sait, on se rend compte.

Qu’on savait déjà.

Qu’on le pressentait.

Que toutes nos petites souffrances intimes, tous nos petits secrets à nous, rien qu’à nous, font partie du grand secret.

Que tout est lié.

Tout prend sens.

Tout s’effondre pourtant.

Mais en prenant sens.

Un autre sens. Qui permettra peut-être de construire autre chose.

Si tout se passe bien.

Va savoir.

***

Arbre généalogique : C. et F. se rencontrent. Ont deux filles. L’aînée, J.

C. a deux ans. Elle joue dans le jardin. Elle grimpe sur le banc de pierre moussue. Quelque chose attire son attention. Sur la pierre, à l’ombre, un escargot. Brun, gras, baveux. Elle le prend, le tourne dans ses mains. Elle voit sa mère, dans le poulailler. Qui parle aux poules en leur lançant du grain. Va chercher les œufs dans la cagette. Ne fait pas attention à elle. Alors elle regarde l’escargot. Longuement. Les stries de sa coquille. Il ne daigne même pas sortir ses antennes pour elle. Pourtant il sait qu’elle le regarde. Alors, lorsque sa mère sort du poulailler, elle la fixe droit dans les yeux, et elle fourre rageusement l’escargot dans sa bouche. Sa mère crie. Elle croque la coquille. Consciencieusement. Sa mère essaie de lui ouvrir la bouche des deux mains. Rien à faire. Elle continue de mâcher. Ses joues se déchirent, à l’intérieur. Les larmes lui montent aux yeux. Sa mère lui prend la tête, coince ses doigts dans les commissures de la mâchoire, fait levier. La bouche s’ouvre. Le sang jaillit. Des coquilles plantées tout autour.

J. a trois ans. Le Père Noël de l’usine de son papa lui a offert une poupée. Si belle. De longs cheveux blonds, une belle robe blanche. Souriante. Cette poupée est rangée dans une vitrine, en hauteur. Elle n’a pas le droit d’y toucher. Pourquoi. Elle ne comprend pas. Elle pourrait l’abîmer. Elle reste des heures devant la vitrine. Le nez en l’air. Pourquoi. Elle doit rester belle. Elle demande à voir sa poupée, à la toucher. De temps en temps, sa mère est d’accord. Pourquoi. Elle a coupé la tête de sa première poupée. L’a démembrée. C’est mal. Pourquoi. C’est comme un enfant. Elle ne veut pas faire de mal à sa petite sœur, pas vrai ? Mais c’est qu’une poupée. Et c’est sa poupée. Pourquoi. Elle ne comprend pas.

C. a quatre ans. Sa mère crie. Son frère pleure. Elle se cache dans un coin, attend. Du monde arrive, petit à petit. C’est la panique. Quelque chose est arrivé à son papa. Mais quoi. Soleil. Type bourré. Jambe broyée. Quatre pavillons. Entre la vie et la mort. Elle attend. Longtemps. Personne ne vient la voir. Alors elle reste là. Dans l’ombre.

F. a cinq ans. Les jouets que lui offre son frère, il n’en veut plus. Sa mère les range au placard. Il ne les regarde même pas. La balancelle, avec le bonhomme coloré qui attrape une bille qui, telle une pomme, dégringole du pommier en bois. La poupée skieuse, en équilibre précaire sur une fesse, dans une belle simulation de virage. Les figurines. Il n’y touchera pas.

J. a six ans. Elle entre à la grande école. Son papa et sa maman lui parlent longuement. Il faut étudier. Ecouter sa maîtresse. Apprendre. Pour ne pas être balayeuse. Avoir un beau métier. Pas comme eux. Surtout. Sa mère lui transmet son premier livre à elle. En famille, d’Hector Malot. A Noël, elle est capable de le lire. Dans son lit. Le doigt suit la ligne. Accroche les mots. Elle lit. Elle étudie. Sagement. Sans bruit. Au fil des années, elle plonge dans les livres. Le matin, elle ouvre son livre dès que sa mère vient la réveiller. Elle l’emmène avec elle pour le petit déjeuner, le tient à la main sur le chemin de l’école, le sort dans la cour de récréation. Elle vit avec. Au fil des années, on l’oublie. Elle grandit dans sa tête. On l’oublie. La Belle au bois dormant, lisant, lisant. Une poupée laissée là, au coin d’une vitrine. Protégée. Aimée. De loin. On pourrait l’abîmer. La distraire. Elle fait de belles études. Ne pas la déranger.

J. a sept ans. Elle ouvre les yeux. Mal. A la gorge. Opérée. Elle crache du sang. Elle a peur. Elle ouvre les yeux donc. Et les voit. Ses parents. Ses yeux s’ouvrent en grand. Terreur. Elle crie, bouche ouverte démesurée. Elle crache. Le secret. Leur secret. Elle ne le sait pas. Elle crache. « C’est de votre faute ». Elle en est persuadée. Du scoop. Que c’est à eux qu’elle parle. Mais le secret. La feuille. Ce n’est que grande qu’elle comprendra. Le secret. C’est qu’eux parlent à travers elle. Ils hurlent avec elle. Se reflètent dans ses yeux. Elle seule peut crier. Elle seule en a la force. Alors elle crie. Crachats de sang. Contre eux. Avec eux. Avec tous les enfants. Ce cri prend une forme universelle. Le monde se résume à un cri. Eternel. Qui n’en finira plus. Qui marquera sa vie du sceau de la crieuse. Celle qui révèle, celle qui protège en révélant. C’est son rôle. Elle le sait. Elle l’accepte. Certains se taisent, certains sont là pour crier. Alors elle crie. Elle clame. Elle réclame. Elle supplie. Elle implore. Elle fulmine. Elle revendique. Elle vit. Et fait vivre. A posteriori. Ceux qui n’ont pas pu. Ne sont plus là. Et n’ont pas pu. Ecrasés, qu’ils étaient. Réduits en poudre. Squelette. Désormais. Mais elle. Elle continue de crier. Pour eux. Pour elle. Pour les enfants. Pour que. Plus jamais.

***

Le linge sale se lave en famille. Lorsqu’il est bien lavé, bien repassé, on le range dans un placard, et on l’y oublie. Il disparaît. Ou tout comme. Enfin, c’est ce qu’on voudrait croire. Les placards ne peuvent rester toujours clos. Ne serait-ce qu’au décès de leur propriétaire, ils sont ouverts. Et même. Parfois. Avant. Nettoyage de printemps. Enfant fureteur en maraude. Coup de vent subreptice. Bref. Le linge sale, même plié, même rangé, peut toujours réapparaître.

Le linge sale se lave en famille. Mais. Est-il réellement possible de le ranger après lavage ? Le linge sale se laisse-t-il seulement ranger ?

Le linge sale se lave en famille. Donc. Toute la famille collabore à son lavage. Les uns trient le linge, le plongent dans l’eau, le frottent, les autres le sèchent, le plient, le rangent. Les mains se tendent, toutes à leur tâche. Œuvrant pour le bien commun. Le secret est bien gardé. Blanchi, empesé, à l’abri des acariens.

Le linge sale se lave en famille. Mais il y a ceux qui savent. Ceux qui l’ont lavé, le linge. Et ceux qui ne savent pas. Qui subodorent. Qui pressentent. Qui voient les traces sur le linge. Vermine. Saleté. Puanteur. Difficile à cacher. Peu discret. Peu distingué. Cela a trait au corps. A la bestialité. Au primitif. Alors ceux qui ne savent pas lavent aussi, malgré eux, ce linge. Remuent le baquet. Touillent l’eau lessiveuse. Tentent d’oublier qu’ils savent, en fait. Que le linge est sale. Que leur famille est sale. Que le linge est sale dans leur famille.

***

J. a trente-six ans. C. et F. sont morts. Partis en fumée. Fondus dans la tombe. Lorsqu’elle pense à eux désormais, ils ont perdu leur forme connue, leurs détours familiers, leurs voix, leurs personnalités. Ils ont pris leur forme véritable, celle qu’ils n’ont jamais quittée. Ils se sont envolés pour Neverland, rejoindre Peter et les enfants perdus. lls y vivent heureux, ensemble. Débarrassés de tout. De la sexualité. De la peur. Des souvenirs. Dans une brume ignorante, ils refont leur monde. Un monde où ils puissent ne pas grandir. Ne pas souffrir. Ne pas savoir. Finalement, peut-être est-ce ça le paradis.

Mais J., elle, fait un autre choix. Elle est Wendy. La crieuse. Celle qui grandit. A la possibilité de grandir. Alors elle se lance. Forte de ce qu’elle sait. Elle se lance. Elle est prête.


Ce texte a initialement été publié sur le blog d’André Rougier, Les confins, pour les vases communicants de novembre 2012. Vous le lirez ici.

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