par angèle casanova

partie civile

vendredi 5 octobre 2012

7h00 du matin. Une lueur pâle traverse les rideaux de la chambre. Elle se tient au pied de son lit. Debout. Danse légèrement d’un pied sur l’autre. Lisse son pantalon, ajuste son chemisier. Porte ses mains à son visage, le masse doucement, puis se rassoit sur le lit. Bras croisés. Dos courbé. La tête dans ses mains. Elle attrape la brosse sur la couette, se redresse et commence à brosser ses cheveux. Sans miroir.

Elle les brosse machinalement. Méticuleusement. Assise sur ce grand lit qui se cogne aux murs. Le regard dans le vague. Aucune perspective. Des cartes postales défraîchies au-dessus d’un petit bureau d’adolescente. Fleurs. Chats. Bébés. Tout est propre. A sa place. Personne ne peut l’atteindre dans cette pièce. C’est chez elle. Personne d’autre n’entre ici. Personne n’en a le droit. 10 ans déjà. Entre ces quatre murs. Sort peu. Avec sa mère. Toujours. Courses. Médecin. C’est tout. Trop peur.

Elle coiffe ses cheveux, les démêle longuement. Le mouvement de la brosse. Ses muscles se tendent. Ne pas se concentrer sur ces muscles. Les oublier. Ne pas voir le mouvement répétitif de la brosse. Ne pas penser à. Oublier que. Se concentrer. Ne pas faire attention à la bile qui remonte le long de sa gorge. Oublier qu’elle est assise sur son lit. Oublier le contact de son lit sur son sexe. Oublier qu’elle en a un. Qu’il a subi tout ça. Oublier. Jusqu’à toute à l’heure. Alors les regarder. Là. Tous. Les bourreaux. Les regarder. Victorieuse. Gagner. Enfin. Marre de perdre. Toujours plus. Son corps. Sa dignité. Sa jeunesse. Alors gagner. Se dresser. Fragile. Face à eux. Les menacer. Et obtenir gain de cause. La souffrance enfin reconnue. Et puis oublier vraiment. Enfin.

Elle lisse ses cheveux du plat de la main, regarde vers les rideaux. Ils sont là. Elle les sent. Tout près. Invisibles, mais attentifs. Comme au début. Quand ça a commencé. Les regards en coin, les murmures sur son passage, les invectives. La réputation. Mauvaise. Toujours plus. Jusqu’à trop tard. Et puis ça. Interminable. Les jours. Les mois. Les années. N’en finissait plus. Se sont lassés. Sont passés à d’autres. Mais elle non. N’a pas pu. Passer à autre chose. Est restée ici. Dans cette chambre. A les écouter. Eux. Leurs familles. Leurs amis. Et même ceux qui n’ont rien à voir avec tout ça. Dans les appartements au-dessus au-dessous à droite à gauche. Le soir, ils rient, agglutinés sous le réverbère. Sous sa fenêtre. Ils savent qu’elle est là. Derrière le rideau. A les épier. A les craindre. Encore et toujours. Mais ils s’en foutent. Il faut dire. Depuis le temps. De l’eau a coulé sous les ponts. Pour eux.

Alors, quand les arrestations se sont succédées comme des rafales, stupéfaits, qu’ils étaient, de se retrouver menottes aux poignets. Quoi ? Qu’est-ce que j’ai fait ? La voix. Le regard de l’innocence. Derrière son rideau, elle les a vus partir, ceux de son immeuble. Entre deux agents. Elle a vu les mères aussi. Les sœurs. Les frères. Les pères. Lever le poing vers sa fenêtre. La maudire. Depuis, un silence étrange règne sur la cité. Aux abords de sa fenêtre, un no man’s land. Les bruits s’estompent. Chacun se fait discret. Au cas où elle se souvienne d’autre chose. Tous les bourreaux n’ont pas été inquiétés. Trop nombreux. Les visages les corps se confondent. Se rappelle juste son ventre cuisant. Souffrant. Puis insensible. Absente à elle-même. Revenue petit à petit quand ça a cessé. Lentement. Autant d’années passées à revenir que d’années à partir. De ce temps-là, se souvient juste des caves. Le noir. L’impression de n’être plus qu’une marionnette sans vie. Et puis leurs rires. Leurs imprécations. Leurs cris de sauvage jouissance.

Elle pose sa brosse. Les rideaux sont bien tirés, elle n’a plus qu’à ouvrir la porte, à rejoindre sa mère et le policier qui l’attendent au salon. Ce matin. Tout se ramène à ça. Passer le pas de la porte. Sortir de sa chambre. Ou pas. Son pied touche la bordure métallique. Se déplace lentement, glisse sur la moquette, puis sur le carrelage du couloir. Elle sort.


Ce texte a initialement été publié sur le blog de Yoxigen, Un jour, j’ai mangé des pommes. Vous le lirez ici.

>

Forum

Qui êtes-vous ?
Votre message
  • Pour créer des paragraphes, laissez simplement des lignes vides.