par angèle casanova

goguenards

lundi 17 février 2014

Tous les matins, je m’installe à ma table à dessin. Les journaux du jour et un mug de café à portée de main. Tout en buvant mon café, je commence à tracer, négligemment, quelques croquis. De temps en temps, je pose mon crayon. Je tourne la mollette de la radio. Je change de chaîne. A la recherche des infos. La télé aussi tourne dans mon dos. Les chaînes d’actualité en continu. Ce brouhaha de présentateurs, de journalistes accompagne ma journée. Au fil du temps, les idées émergent. Des images sortent de ma tête. Des personnages apparaissent. Traits déformés. Nez grandioses. Sourires goguenards. Je les mets en scène. Au gré de ce que me disent les informations. De ce que je lis dans le journal. Au gré de ce que je vois du travail des autres. Des caricaturistes qui eux en ont. Du travail. Qui eux se lèvent à pas d’heure. Pour que le journal sorte. Alors que moi. J’en suis réduit à écouter. A regarder. A lire. A dessiner. A vide. Sans échappatoire possible. Sans que mes créations ne soient jamais vues que par moi. Viré. Dépressif. Incapable de s’adapter aux évolutions du métier. Faut dire qu’avec le temps. Je me suis laissé dépasser. Les jeunes, les nouveaux, ils dessinent avec une tablette graphique. Ils ne connaissent plus le poids, la forme des crayons. Ils s’en contrefoutent, de tout ça. Eux, ils ne jurent que par leurs portables. Leurs tablettes. La matière. La texture. Le dessin tel que je l’ai appris. Fini. Dépassé. Et moi avec. Fichu. A la corbeille. Comme un crobard loupé. Et encore. La corbeille telle qu’ils l’entendent, eux, maintenant, c’est même plus un endroit. C’est situé quelque part, sur ton bureau informatique. Tu y séjournes un brin, avant qu’une main indifférente te supprime définitivement, sans autre forme de procès. Alors, ma présence en corbeille, pour ce qu’elle vaut. Virtuelle. Sans poids. Indécelable. Un jour, j’ai disparu du paysage. Mes crobards du journal. Ma pomme du bureau tout au fond, près de la fenêtre. Les autres, ils passaient cent fois par jour devant moi sans me voir. Transparent, que j’étais. Mes dessins aussi. Plus personne n’en parlait. Plus personne ne les regardait. Alors, imperceptiblement, j’ai disparu du paysage. Finalement, un gars de la DRH m’a reçu et signifié que cela ne pouvait plus durer. Que je devais me reprendre. Sortir de ce marasme. Pensez. Un caricaturiste. Infoutu de produire le moindre dessin intéressant. Il m’a gentiment poussé vers la sortie. A vaguement évoqué mes indemnités de licenciement. A refermé la porte derrière moi. Je suis resté là. Un moment. Les bras ballants. A regarder la ruche vibrer autour de moi. Personne n’a levé son nez de son ordinateur. Personne ne m’a vu. Déjà invisible. Déjà parti. Alors. J’ai haussé les épaules. Imperceptiblement. Peut-être d’ailleurs ne l’ai-je pas fait. J’ai pris mes cliques et mes claques. Trois fois rien. Un carton de papier imprimante dégoté à côté de la photocopieuse. Rempli des menues broutilles amassées en trente ans de présence en ces lieux. Et je suis parti. La tête ni basse ni haute. Juste parti. Personne ne m’a salué. Personne ne s’est même rendu compte de ce qui se passait. Alors je suis juste parti.

Maintenant, je vis du RSA. Mon appartement est mon horizon. Je ne daigne descendre au niveau de la mer que pour me ravitailler au Francprix du coin. Nouilles. Jambon. Café. Bière. Mes jours. Mes nuits. Je les passe au ras des toits. Sous ma mansarde. A regarder dehors. Inlassablement. A dessiner en écoutant les nouvelles. En regardant les dessins des autres. Je dessine sur n’importe quoi. En fin de mois, je n’ai plus assez d’argent pour le papier imprimante. Alors, j’utilise les paquets d’emballage. Les tickets de caisse. Lorsque mes dessins sont finis, je les scotche aux murs. Par-dessus ceux de la veille. De l’avant-veille. Et caetera. Mes murs sont couverts d’une couche moelleuse de papiers de toutes tailles. De toutes formes. Couverts de visages hilares. Difformes. Qui me fixent. Moi. Où que j’aille. Où que je me cogne dans mon F1. Leur regard me suit toujours. Alors. Pour ne plus le sentir sur ma peau. Pour l’effacer. Je le couvre. De nouveaux papiers. De nouveaux visages. Dans un cycle sans fin. D’inquiétude. De création. D’empilement. D’effacement. Pourtant. Malgré leur disparition sous-cutanée, je les sens encore sur moi. Les regards. De ceux que j’ai dissimulés au mien. Ils continuent de me scruter. Je n’y peux rien. Une course en avant sans fin. Je dessine. Je scotche. Je sue d’angoisse. Je dessine. Je recouvre. Je sue d’angoisse. Les visages. Sont. Toujours. Là. De plus en plus. Là. Ils ne me laissent plus en paix. Ils me poursuivent. Dans mon sommeil. Rien à faire. Mes yeux se ferment. Je tressaille. Je ne peux pas me laisser aller. Ils sont là. Ils me regardent. Alors. Les nuits passent. A ça. Ce rythme. Lancinant. Je m’endors. Je tressaille. Je me couvre de sueur. Yeux grands ouverts dans le noir. Regardant à droite à gauche. Bouche ouverte sur rien. La couette remontée jusqu’aux yeux.

Au fil du temps. Je commence à me cogner dans les murs. De plus en plus rembourrés. Mous. Spongieux. Comme une cabine d’isolement à l’asile. Je me cogne dans les murs. Je les tambourine. En criant. Nu comme un ver. Je les tambourine dans la nuit et j’entends l’écho des voisins. Qui tambourinent de leur côté. Puis des flics. Qui tambourinent à ma porte. Je n’ouvre pas. Je n’ouvre pas. Je n’ouvre pas. Ils finissent par faire venir un serrurier. Après m’avoir menacé. Attention monsieur. Nous allons défoncer votre porte. Arrêtez de crier. De vous cogner. Vous allez vous blesser. Nous venons vous aider. Avec toute cette logorrhée, ils me rendent dingues, les types. J’en crie de plus belle. Je m’en cogne de plus belle dans les murs. Je suis en sang. Qu’importe. Les visages. Se marrent. Sur les murs. Alors. Je les emboutis. Encore. Et encore. Jusqu’à ce que mon sang gicle sur eux. Jusqu’à ce qu’ils disparaissent enfin. Dans une marée rougeâtre. Giclées. Points légers. Ronds épais. Mon sang les noie. Les pique. Les fait disparaître. Alors je m’ouvre les veines avec un couteau à steack. Je passe plusieurs fois sur mon poignet. Comme si j’étais un steak trop dur. Pas assez cuit. Dur à cuire pour sûr. Le sang bouillonne aux bords irréguliers de la plaie. Je danse. Je fais gicler ce sang trop longtemps retenu sur les murs de ma piaule. Je cogne encore dans les murs. Pour la forme. Pour marquer le coup. Encore un peu. Encore un peu. Ils enfoncent la porte. Trop vite. Ils sont sur moi. Me ceinturent. Mains dans le dos. Pied sur le cul. Ils voient le sang. Ils voient les murs. Ils jurent. Appellez le samu. Vite. Amenez la camisole. Vite. Le gars qui a son pied sur mon cul, après m’avoir passé les menottes. Pour ma sécurité, qu’il dit. Il me retourne. Il m’avertit qu’il va le faire. Il me dit pas de bêtise. Moi, je ricane. Je chante à tue-tête. Les visages. J’en ai eu pas mal de ces salopards. Ils y regarderont à deux fois à se foutre de ma gueule. Je suis content de moi. De mon fait d’arme. Et puis. Finalement. Le plus drôle. C’est que je ne suis plus invisible aux vivants. Ces flics, là, ils ont l’air de me calculer. Je ne suis plus un passe-muraille, faut croire. Alors. Quand il me dit je vais vous retourner. Je continue. De me marrer. Tout à mon soulagement. Il me retourne. Et mon rire se coince. Là. Quelque part. Entre mon ventre et ma gorge. Il se réduit d’un coup à un sifflement asthmatique. Un sifflement. Puis plus rien. En apnée.

Je regarde le jeune type. Je ne peux plus faire que ça. Le regarder. Les yeux exorbités. Fixés. Sur son visage. Difforme. Aux yeux. Au rire. Goguenard. Au nez somptueux. A peine esquissé. Démesuré. Un autre flic entre chez moi. Il parle au premier. Qui se tourne vers lui. Béant d’épouvante, je regarde l’autre gars. Moi aussi. Je le regarde. Je secoue la tête. De droite. A gauche. Lentement. Je regarde les murs de ma piaule. Ils sont blancs. Sous le sang. Les milliers de petits bouts de papier scotchés. Sont blancs. Désormais. Blancs et silencieux. Comme une menace sans nom. Je regarde les deux flics. Je les regarde. Et je me rends compte. Qu’ils ricanent. En me regardant. Leurs traits exagérés se tordent d’hilarité. Vulgairement. Innommablement. En me regardant. Hein qu’on t’a bien eu, pauv’ pomme. Maintenant. Nous on est là. Dans le vrai monde. Et toi. Tu n’y es plus. Tu ne le sais pas. Mais tu n’y es plus. Tu as disparu pour les autres. Et maintenant. Tu vas disparaître pour de bon. Je les regarde. Les deux types. Ma tête enfle d’un cri inaudible. Inexprimé. Je secoue la tête. De plus en plus fort. Je deviens rouge écrevisse. Mes veines explosent à mon cou. Je secoue la tête. A me la décrocher. Je secoue la tête jusqu’à ce que le cri. Sorte. Rauque. Désaccordé. Inhumain. Je pousse ce cri. Le dernier. Je le pousse. Et la lumière s’éteint.

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