par angèle casanova

à ouvrir dans trente ans

samedi 1er mars 2014

Elle regarde le plafond. Elle compte les fissures. Elle les apprend. Par cœur. Les dessins hasardeux qu’elles forment. Une biche. Une chaise. Constellations nouvelles sur ce ciel improvisé. Elle regarde le plafond. Des heures. Des jours. Elle ne sait plus. La lumière du jour vient. La lumière du jour part. Elle ne sait plus. Les persiennes font entrer le soleil. Et puis non. Tout semble aller très vite et très lentement. En même temps. Elle ne sait plus. Le temps disparaît. Seule compte l’attente. Et encore. Au début. Puis. Avec le temps. Justement. Même cela disparaît. L’attente. Elle se contente. De fixer le plafond. Sans fin.

Au fur et à mesure. Elle perd la sensation d’être là. Allongée. Sur ce lit. Elle perd jusqu’à cette sensation. Elle n’est plus qu’un regard. Orienté d’un point A. Situé sur le bord de ce lit placé face à la porte de cette pièce obscure. Vers un point B. Le plafond craquelé de cette même pièce. De A à B, deux mètres. Deux mètres. Rien de plus. Son monde. Sa vie se résume à ces deux mètres. Elle ne détourne plus les yeux de cette trajectoire unique. La seule qui lui soit possible. Non qu’elle ne puisse détourner le regard. Elle le faisait au début. Elle regardait. A droite. A gauche. Elle tordait ses bras. Tirait sur les menottes. Ouvrait la bouche démesurément au moindre bruit. Tendait la tête vers la porte quand la serrure annonçait le début. Elle regardait toujours. Avant. Qui allait entrer. Au début. Elle regardait leurs visages. Yeux grands ouverts. Cheveux tiraillés dans tous les sens sur ses cris de terreur. Elle regardait. La porte. Les gens qui la passaient. Qui venaient. Toujours plus près. De son lit. D’elle. Qui riaient d’elle. Elle les regardait.

Et puis. Au fur et à mesure. Des heures. Des jours. Des je ne sais quoi. Elle a cessé. De regarder. D’ouvrir grands les yeux. De crier. De se débattre. Elle a déserté la place. Elle s’est contentée de fixer le plafond. De matérialiser cette distance de A à B. Qui est la seule chose qui reste. Au fond. Quand on a tout perdu. La certitude que dans ce monde. Jusqu’à ce qu’il implose. Il y aura toujours une distance d’un point A à un point B. Que même si le monde plonge dans le désespoir, il sera toujours possible de s’échapper. Fut-ce par la pensée. En se projetant. D’un point A à un point B. En projetant tout ce qu’on est. Tout ce qui nous reste. Pour disparaître dans cette translation. Parce que. Enchaînée. Mise à disposition. Empêchée. On ne peut. Précisément. Pas. Disparaître. Alors. Se projeter. Tout y mettre. Comme si ce mouvement mettait sa personnalité, son essence, en sécurité dans une capsule spatiale. A ouvrir dans trente ans. Histoire de voir. Comment était le monde alors. A ouvrir dans trente ans. Histoire de voir. Si le monde tourne toujours aussi mal. Alors. Se lancer. D’un point A à un point B. Et. Dans un dernier éclair de lucidité. Avant la folie. Définitive. De celle qui éradique. Rire aux éclats. De la bonne blague qu’on fait. Ouvrir dans trente ans. La capsule spatiale. Ceux qui l’ouvriront s’en prendront plein la gueule. Bien fait. Je l’emmerde, le monde. Et tous ces connards avec.


Dire le monde tel qu’il est. Même si ça fait mal. Plonger la tête sous l’eau. Jusqu’à se noyer. Se foutre des beignes. Histoire de ne pas oublier. Que le monde est tel qu’il est. Que ce genre de truc. Ça se passe tout le temps. Ailleurs. Loin. Et encore. Peut-être derrière une porte. Sur votre palier. Alors imaginer ce que ça fait. De se retrouver dans cette situation. Quand on est une personne. Pas une plante. Une personne. Qui pense. Qui cogite. Qui a tout le temps. Puisque souffrir. Ça prend du temps. Surtout quand on vous en donne. Du temps. Quand nul besoin de dilater un instant de pure terreur. Le dernier instant. Celui où on sent qu’on va mourir. Quand nul besoin. Parce qu’ici. Il n’est nullement question de mourir. La question. C’est de maintenir en vie quelqu’un qui voudrait pouvoir mourir. En avoir la permission. La possibilité. Alors imaginer. Ce temps. D’attente. D’espérance. Ce temps où on s’abstrait. De son corps. De sa pensée. Où ON. N’est. Plus. Une. Personne. Où ON prend tout son sens. ON comme quelqu’un d’autre. Qu’on regarde de loin. En oblitérant tout JE. Toute notion de personne du paysage. Où ON regarde un autre ON. ON et ON se regardent. Mais il n’y a plus de JE. Plus rien même. Qu’une situation précise. Avec des gens qui font des choses à d’autres gens. Sans que cela n’ait aucun sens. Aucune finalité autre. Que le geste même. Puisqu’en l’absence de JE. Il n’y a plus personne à détruire. Plus de but. Alors imaginer ça. Ce moment. Où JE est parti. Où il ne reste plus que des ON. Et des gens en face. Qui bougent. Qui manœuvrent ce ON. Lui font des choses. Sans que cela n’ait plus aucun sens. Imaginer. Ecrire. Faire être ici. Dans cette chambre close. Où je ne crains rien. Faire être ici. Cette vie-là. Qui pourrait être mienne. Être vôtre. Faire être ici. Pour que ce quelque part qui existe. Où une personne est enchaînée à un lit. Parce qu’il y a forcément. Quelque part. Un ON enchaîné à un lit. Il ne peut en être autrement. Faire être ici cette situation. Ce temps. Cette fuite du JE. Pour dire le monde tel qu’il est. Tel que nous ne voulons pas le voir. Mais qu’il est pourtant. Malgré nous. Malgré les murs. Malgré la propreté aseptisée de nos rues. Malgré la distance qu’il faut faire pour aller dans des pays en guerre où on imagine que forcément. Ces choses-là se déroulent. Alors que peut-être. Le linge sale. Est là. Derrière une porte. Sur votre palier. Ou même. Dans votre album de famille. Sous les sourires glacés. Dans le cœur de vos morts. Dans le vôtre peut-être.

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