par angèle casanova

des vitres et des trains

vendredi 3 novembre 2006

Nation… Je grimpe dans le RER. Blottie dans ma musique. Tout m’indiffère. Je m’installe côté fenêtre, l’épaule adossée à la vitre… Insensiblement, je me pelotonne contre cette surface froide, replie mon menton vers elle, me courbe. Tourner le dos aux gens, à leur mine fatiguée.
Les Raconteurs gémissent dans mes oreilles et, hypnotisée par leurs guitares frénétiques, j’oublie tout… Le sommeil me gagne. Je m’endors en dansant sur mon siège.
Mais je suis tirée de ma torpeur par une fille blonde, visiblement anglaise, qui vient s’asseoir en face de moi. Je dois obtempérer, et retirer ma jambe perchée sur le marchepied de la fenêtre. D’ailleurs, tiens, pourquoi y a-t-il là un marchepied ? Quelle est sa raison d’être ? Je me suis souvent posé la question, mais je pense que cette drôle de conjoncture restera à jamais un mystère pour moi. On ne rencontre pas tous les jours des concepteurs de RER !

Toujours est-il qu’un peu plus éveillée, animée par ce vif débat interne, j’entrevis à peine l’arrivée d’une mère et de son enfant, qui prirent place au bord de l’allée centrale. Je ne voyais pas la fillette, mais je voyais bien sa mère, qui me faisait face, du moins diagonalement.
Je n’y prêtais pas plus attention que cela, et m’assoupissais par intermittence. Toutefois, de loin en loin, je percevais des mouvements vifs, venant de cette direction, qui m’arrachaient de mon sommeil naissant. Finalement, l’incongruité de mes perceptions focalisa mon attention sur cette femme.

Et je la vis. D’abord, je la vis, elle. Une fille jeune, peut-être 20 ans, peut-être 22. Noire. Africaine, pas Antillaise. Un peu forte, mais pas tant que ça. Ce que je vis, surtout, ce furent ses sourcils. Elle ne les avait pas épilés, mais avait tracé un épais trait noir loin au-dessus d’eux, s’octroyant de ce fait un regard trouble, entre deux eaux, qui piégea un moment ma curiosité désoeuvrée. Soudain, je compris ce qui le rendait si glaçant.
Elle regardait son enfant. Je n’avais pas encore entrevu cette dernière, mais elle semblait avoir deux ans à peine. Je l’entendais babiller, chantonner, gigoter, gesticuler. Un peu fort, un peu vite. Une petite fille, quoi, une petite fille fatiguée après un après-midi de courses aux Halles, dont témoignaient les sacs en plastique que portait sa mère.
Mais ce regard sur son enfant…

Ces yeux hypnotiques ne pouvaient regarder autre chose que la petite fille. Ils la suivaient, constamment, fluidement… J’étais de plus en plus mal à l’aise. Ils la suivaient comme un chat suit sa proie des yeux. Non, pas comme un chat. Un chat qui guette a la cruauté rigolote, mi-amusement, mi-excitation. On sent qu’il prend plaisir à l’affût. Non. Ce regard parlait une autre langue, il venait d’ailleurs. D’un ailleurs effrayant que je ne fis qu’effleurer.
Il disait l’indifférence, l’agacement, voire la haine. Un regard fixe, coulant comme un nœud, qui clouait ce petit bout de chou sur son fauteuil. Les yeux cernés d’eye liner luisaient sous la lumière artificielle. Ils guettaient, attendaient leur heure. Enfin, je compris. Je compris, les mouvements vifs, l’œil aux aguets. Je compris.

D’un bond, la mère se leva et frappa la fillette. Une gifle, d’une violence inouïe, froide. Sans mot dire. Et je réalisais à ce moment-là que je n’avais pas encore entendu sa voix répondre au babil de l’enfant.
Toujours sans un mot, elle se rassit, et reprit son petit jeu.

Le chat, la souris.
Le chat, la souris.
Le chat, la souris.

J’ai envie de vomir.

Le chat, la souris.
Le chat, la souris.
Le chat, la souris.

L’enfant gigote un peu trop. La mère se relève, l’attrape, la soulève haut, et l’écrase sur le fauteuil, pour l’asseoir, apparemment. La petite hoquette, mais ne se plaint pas.

Je me sens mal. La musique emplit ma tête, la parasite. La chanson, tout d’un coup, attire mon attention. Broken boy soldiers. La phrase "The boy never gets older", répétée à l’infini…
Je ne sais que faire. Je ne peux rien faire. Alors, je regarde la mère dans les yeux, sans faiblir, sans ciller, fermement. Je la regarde, et elle comprend que je la regarde. D’où me parle-t-elle ? Qu’est-ce qui peut pousser une jeune maman à agir ainsi ? Je devine bien des choses… Elle semble se calmer un peu, mais ce n’était qu’une accalmie. Elle recommence.

Alors, tout d’un coup, je regarde autour de moi. Suis-je la seule à me sentir mal ? Les autres font semblant de rien. C’est écoeurant. Je le jure, pendant tout le trajet, je serai l’ange-gardien de cette gamine. Si le voyage pouvait toujours durer…

Un peu avant que je descende, un SDF qui dit son boniment passe dans l’allée, et tapote gentiment la joue de la fillette, l’appelant "ma petite puce". Ce geste me fait revenir dans le monde des vivants et, lorsque je passe près d’elle, je la regarde enfin, et je lui souris. Le plus largement possible. Toute ma tendresse doit passer dans ce sourire, je le sens, c’est important.
Et puis je quitte le train. Je tremble, j’ai mal.

Ma mère n’était pas parfaite, mais elle ne m’a jamais regardée ainsi.

Souvenir.
Souvenir.
Souvenir de ma mère, sur le quai de la gare.
Souvenir de ma mère, près de l’escalier souterrain.
Souvenir de ma mère, si petite, qui lève le menton.
Souvenir de ma mère, qui se tortille pour me voir le plus longtemps possible, m’entrevoir dans le TGV qui s’éloigne.
Souvenir de ma mère, qui me sourit, les yeux pétillants d’amour.
Souvenir de ma mère, qui lève le bras et l’agite.
Une dernière fois.
LA dernière fois.
Souvenir de mon pressentiment.
Moi, la joue collée à la vitre, blottie contre elle, qui voit ma mère s’éloigner dans la nuit.
Chaleur de ce souvenir qui fait la nique à la mort.

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