par angèle casanova

l’autre chaussure

mardi 8 octobre 2013

L’autre chaussure, je ne l’ai jamais revue. En son absence, les chaussures, j’en achète. Souvent. Je les range en rang d’oignon. Deux par deux. Je déteste en égarer une. Quand cela se produit, je panique. Je cherche, convulsivement, sous le lit. Jusqu’à ce que je la trouve. Alors, je la range à côté de sa sœur. Bien parallèles. Bien droites. Toutes mes paires s’alignent, au garde-à-vous, prêtes à défiler entre l’armoire et le lit. Une deux. Une deux. En avant, les pompes.

Je fais du 38 et demi. C’est pas grand, pour ma taille. J’adore l’allure de mes petits pieds dans des talons un peu hauts. Pas trop, je marche les pieds en dedans, ce serait périlleux. Mais des talons, tout de même. Mes pieds me donnent alors un air de geisha qui me remplit de fierté.

Je fais du 38 et demi.

L’autre chaussure, je n’aurais jamais pu la mettre. Même si je l’avais retrouvée. Jamais. Mon pied droit n’aurait pas pu y entrer. C’est mathématique. Un pied chaussant du 38 et demi ne peut entrer dans une chaussure en 37.

Mais cette autre chaussure, j’aurais bien aimé la trouver. La toucher. La garder peut-être. Elle m’aurait rassurée. Par son existence. Sa persistance à exister.

Mais, au lieu de ça. Rien. Elle a disparu. Comme par enchantement. Comme si. Comme si la maison de la tante de Dorothée, en atterrissant au pays d’Oz, avait complètement écrasé la méchante sorcière de l’ouest. Comme si les souliers rouges n’avaient pas dépassé de dessous la maison. Comme si Dorothée n’avait pas pu les récupérer et partir à la découverte du fameux pays. Comme si. Rien de tout ça ne s’était produit.

Cette semaine, cela fait 7 ans. 7 ans que cette autre chaussure a disparu. 7 ans que la chaussure restante, je l’ai trouvée. Dans cette voiture. A gauche, à la place du conducteur. Dans cette voiture où elle est morte. A la place du conducteur. Où je me suis assise. A côté de ma sœur. Assise sur le sang. Sur le sang de ma mère. Répandu partout. Parmi les cèpes qu’elle était allée cueillir ce matin-là. Et qu’elle n’aura jamais goûtés. A gauche donc. A mes pieds. Chaussés. Lorsque j’ai tendu la main, pour attraper un petit quelque chose. Planté dans la carrosserie. Lorsque j’ai tiré. Fort. Plus fort. De toutes mes forces. En tremblant. Jusqu’à ce que l’objet se désincruste du métal martyrisé. Lorsque l’objet a cédé, j’ai compris. Qu’elle était vraiment morte. En regardant cette petite chaussure. En 37. Ecrasée. Dans ma main. Les larmes de ma sœur dans l’oreille. Les miennes dans le cœur. La chaussure serrée, serrée entre mes doigts tremblants.

Alors, cette chaussure, nous l’avons gardée. Quelques temps. Elle a fini par me faire horreur. Mais nous l’avons gardée. Le plus longtemps possible. Qu’est devenue sa jumelle ? Nul ne le sait. Toujours est-il qu’aujourd’hui, 7 ans et 5 jours après, une image dans l’album Œdipe, l’enfant trouvé d’Yvan Pommaux m’a soudain montré ce que j’avais soigneusement évité de voir pendant les quelques jours que j’ai passés à l’étudier. Au premier plan, dans une scène de désolation – Œdipe a tué son père et épousé sa mère, le monde le crie et le dénonce en envoyant la peste aux Thébains – de nombreux morts gisent, emmêlés, parmi les rats. Plus loin, de petits groupes de gens ramassent les cadavres, les rats se baladent, la nature explose de joie et les murs tiennent la population à la merci du fléau. Mais au premier plan, mon collègue me montre une chaussure. Une seule chaussure. Abandonnée. Il me la montre. Je la vois. Je ne dis rien. Je la vois enfin. L’autre chaussure. Celle qui manquait. Elle est là. Je la regarde. Je me souviens.

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