Belfort, le 2 octobre 2014 à 23 heures, par Angèle Casanova
vendredi 3 octobre 2014
Chère Grisélidis Réal,
Lorsque vous comprenez que vous allez mourir, vous renouez avec Jean-Luc Hennig. Pour vous, la mort est un livre. Elle prend la forme d’un livre. Parce que ne me racontez pas n’importe quoi. Je ne vois nul hasard dans le souhait que vous émettez, après des années de silence, de reprendre une correspondance régulière avec celui qui vous a aidé à accoucher de La passe imaginaire. Non. La seule raison plausible que je vois à ça. Cette demande. C’est que vous savez. Dès 2003. Que c’est la fin. Que ce cancer. Il aura votre peau. Alors. Sans rien dire. Vous continuez à vivre. A vous battre. Mais au fond. Vous savez. Vous écrivez comme on se jette à l’eau. Vous écrivez comme vous avez vécu. Sans faire la moindre concession. Sans rien taire. Si ce n’est. Ça. Ce secret. Que vous savez. Tout. La mort. Là. Au bout.
Cette semaine, j’ai lu un court opuscule, Fin de la vie, société et souffrances. L’auteur, Nadia Veyrié, se demande quand commence la mort. Elle émet une hypothèse intéressante. La mort commence le jour où le malade se rend compte qu’on parle de lui au passé. Comme s’il était déjà mort. On pourrait même dire que la mort commence. Le jour où, sans que cela se voit, sans que l’intéressé le devine, les autres commencent à le considérer comme condamné. Le jour où cette certitude de sa mort à venir s’insinue dans leur tête à eux. Dans leur regard. Dans leur manière d’éviter le sien. De regarder ailleurs quand il parle de projets d’avenir. Du retour à la maison. Du prochain Noël du petit. Mais je m’égare. Je parle de moi. C’est vrai. Ce moment, je l’ai vécu. Dans ma chair. J’ai été celle qui condamne. Ce fut une œuvre collective. Nous nous y sommes tous mis. A parler de lui à la troisième personne en sa présence. Quand son esprit vagabondait du mur au ciel. Quand il demandait ses bonbons La Vosgienne. Alors je l’ai condamné. En paroles. Et puis. Au fur et à mesure des événements. Opération. Chimiothérapie. Radiothérapie. Cerveau comprimé. Tête gonflée. Danger de mort. Rémissions passagères. Je l’ai condamné. Réellement. J’ai souhaité. Qu’il parte. Doucement. Au milieu des siens. Au soleil de midi. Son petit-fils jouant sur ses genoux. J’ai souhaité. Ça. Cette mort. Avec nous.
L’avoir condamné. Ça restera. En moi. Pour toujours. Une trace. Un sillon. Qui me creuse. Me taillade. Met la mort au cœur de ma vie. Parce que quand on condamne un être vivant. Quand on rend sa mort inéluctable. Le doute subsiste. Quelque part. Et si. Je ne l’avais pas condamné. Et si. Cela avait changé quelque chose. Pourtant je sais. Pertinemment. Qu’il ne pouvait pas être sauvé. Que sa tumeur était mortelle à cent pour cent. Qu’on n’en guérit pas. De cette forme-là. Spécifique. De tumeur. Rare. Infaillible.
Et vous. Ma chère Grisélidis. Quand. Quand avez-vous compris. Qui vous a fait comprendre. Que la guerre était perdue d’avance…
Peut-être l’avez-vous toujours su. Votre cancer au ventre ressemblait tant à celui de votre mère. Votre mère. Morte. Ventre ouvert. Pourri. Sous vos yeux impuissants. Dans la souffrance la plus terrible. Alors. Votre cancer. Le même. N’a pu. Que faire écho. Au sien. Et vous emporter dans des abîmes de terreur. Alors dites-moi si je me trompe. Mais je crois. Que si quelqu’un vous a condamnée. A la mort. En faisant comme si vous étiez déjà morte. C’est vous. C’est vous qui avez contacté Jean-Luc Hennig. C’est vous qui avez, ce faisant, constaté l’imminence de votre mort. Et la nécessité qu’elle prenne la forme d’un livre. Un livre souffrant. A l’image de votre corps. Mais un livre. Qui témoigne. Qui reste. Après la disparition de votre propre corps. De votre identité. Alors ce livre. A la fois. Vous condamne. Dans l’instant-même où vous en faites le projet. Et vous sauve. En vous donnant accès à un autre plan d’existence. En justifiant vos souffrances par cet aboutissement. Ce livre. Qui parle de ce que c’est que finir sa vie. De ce que c’est qu’être malade du cancer. La longueur que ça a. Ce temps. Entre deux. Où il ne vous est plus possible de jouir de la vie. De manger. De boire. De rire. De baiser. Comme avant. Et que vous êtes pourtant obligée de vivre. Vous qui êtes toujours là. Vivante. Sensitive. A l’excès. A fleur de peau. Humant la vie. La goûtant. Vous enivrant de la moindre odeur. De la beauté du monde.
En vous. La mort. Et la vie. S’entrelacent. Dansent leur danse macabre. Sans fin. Jusqu’au dernier instant. Que je n’ai pas vécu avec vous. Puisque le livre s’arrête quelques jours avant votre mort. Et qu’après, vous n’écrivez plus. Nous ne savons plus de vous que ce qu’en dit Jean-Luc Hennig. Un discours indirect qui sonne faux. Qui nous montre bien qu’au fond. Vous êtes déjà morte. Que la mort pour vous n’a rien de la mort physique. Que vous étiez déjà morte quand vous avez décidé d’écrire ce livre. Et que vous êtes vraiment morte. Par l’esprit. Quand vous avez cessé d’écrire.
Mais, chère Grisélidis, en moi, vous vivez. En moi, vous vivez. A bientôt.
Texte initialement publié là