berthe
jeudi 11 septembre 2014
Elle passe sa vie à attendre. Tapie dans un coin de ce trou noir. Humide. A gratter distraitement les murs de terre crayeuse. Imbibés de la neige fondue qui s’infiltre partout dans le château. Suinte à la surface de sa peau insensibilisée par les années passées là. A attendre. La mort. Ou pire. La maladie. La folie. Sans rien à espérer. Que ça. La délivrance. La fin de ce tunnel qui la mène, de jour en jour, de cette fenêtre ouverte sur la montagne honnie à sa cellule où, une fois la lourde porte de bois refermée sur ses cris, elle n’a plus rien à faire qu’à s’accroupir dans un coin. Et à attendre. Le lendemain matin. Que le garde ouvre la porte en claironnant bonjour duchesse. L’attrape brutalement par le bras. La tire jusqu’à la fenêtre à coups de pied au cul. Lui prenne la tête d’une seule main, par derrière. La colle aux barreaux. Gencives collées au métal glacé. En lui récitant la litanie exigée par son mari. Tu le vois. Ton amant. Il est moins beau maintenant. Regarde-le bien. Les corbeaux lui ont arraché sa petite gueule d’amour. Alors. Il te fait toujours envie. Et puis rien. Un ricanement. Une bourrade dans les côtes. Un pinçon aux seins en passant. Peut-être une culbute.
Sa vie s’écoule. Elle le sait. Elle s’en étonne. Pourquoi n’est-elle pas encore morte. Encore un jour de passé dans ce trou. A se gratter jusqu’au sang. A palper son corps nu. Crasseux. A regarder s’écouler le sang tous les mois. Par-dessus les croutes puantes des mois précédents. A s’épouiller joyeusement. A fouiller son corps à la recherche de petits mets succulents. Une puce. Un bouchon d’oreille. Un peu de terre onctueuse sous les ongles.
Et puis le grincement de la porte. Le garde. Brutal. Qui lui colle le visage aux barreaux où elle ne loupe rien du spectacle. Son aimé. En train de pourrir. Là. Au soleil. Tout ce qui lui reste d’humanité, elle le concentre en cet instant. Arrêté. Infime. Où elle le voit. Frêle tas de chiffon disparaissant peu à peu. Où elle devine. Les orbites creusées. Les joues flétries par le soleil de l’été. Ces joues faites pour aimer. Qui l’ont aimée et l’ont bien payé. Qu’elle voudrait revoir dans quelque paradis où ils pourraient s’aimer. Enfin. Librement. Alors, une larme au coin des yeux, ensauvagée, hirsute, sale et tuméfiée, elle se laisse culbuter. Les yeux tournés vers la fenêtre. Baignés de douceur et d’amour. En attendant. Que son enfant. Là-haut. Dans le château. Son enfant. Qui l’appelle en hurlant. La nuit. Tout là-haut. Que son enfant. Devienne un homme. Et le tue. Lui. Son père. Le tue. Pour avoir osé lui faire ça à elle. La fière. La belle. L’indomptée. Qui restera. Malgré tous ses efforts. Sa femme. La mère de son fils. Berthe de Joux. Maîtresse de ce château. Reine en son royaume.