par angèle casanova

Coupure, par Gilles Bertin

vendredi 3 avril 2015




Le rasoir était à la fois lourd et léger. Il l’examina de près, la lame bleu acier dépassait de quelques millimètres entre la semelle et le sabot, il l’éprouva du bout du doigt. Une grosse mouche vrombissait dans le vestibule, derrière lui. Il empoigna la bombe de mousse à raser sur le rayon de l’armoire de toilette, elle aussi lui parut à la fois lourde et légère. Il était seul dans la maison, ses parents, son frère et ses sœurs absents. Le coin toilette était dans un renfoncement de la porte d’entrée, près des patères où l’on pendait vestes et cirés ; un lavabo, un porte-serviettes muni de torchons à mains en coton blanc et rouge, cette armoire de toilette en plastique blanc à trois portes aux miroirs marqués de quelques chiures de mouche. On se lavait les mains ici, en rentrant du travail dehors. D’autres mouches s’étaient jointes à la première, tranchant le silence de leurs hélices. Il secoua la bombe. La bille mélangeuse cogna entre ses côtes, parcourant le même chemin que les mouches, comme dans les brutaux jeux de billes quelques années plus tôt avec les garçons du village, déployant les uns contre les autres toute la violence dont ils étaient capables, dents serrées, un œil fermé, doigts blanchis sur le silex des boulets, sur l’acier des billes de roulement de camion, utilisant entre eux des mots pareillement sphériques. La mousse mentholée dans sa main ne ressemblait à rien qu’il eut connu auparavant, il eut froid tout à coup alors que c’était le plein été, un long frisson le parcourut. De l’autre main il ouvrit le robinet et, penché sur la vasque de faïence, mouilla son visage comme il l’avait vu faire à son père. Quand il enduisit sa peau humide avec la mousse, sa verge durcit d’un coup, corde jetée au loin, la tension se propagea jusque dans son ventre. La mousse sur sa peau était le contraire de la maison, le contraire du dehors, le contraire d’avant qu’il ne se saisit de ce rasoir, quelque chose qui n’avait aucun nom s’enfuit sur lui, laissant place à une légèreté mêlée d’une impalpable tension, il retrouverait cette même sensation des années plus tard en découvrant le champagne, une trace en soi qui s’efface aussitôt. Il se pressa contre le rebord du labavo pour éprouver la dureté de son sexe entre son bas-ventre et la faïence. Il était torse nu, vêtu d’un jean usé jusqu’à la trame et d’espadrilles dépenaillées. Les mouches poursuivaient leur course. Il referma la porte de l’armoire de toilette et vit son visage enduit de mousse dans le triptyque reconstitué des miroirs. Dans sa poitrine cognèrent les pistons d’un bicylindre, gauche droite, poumons, cœur, viscères, couilles, gauche droite, tout de lui était dur et souple, il était un homme. Les mouches avaient interrompu leur vol, un instant il eut dans le silence de l’été une vipère contre sa poitrine, dans la soie de la paille, parmi les queues des comètes, la chaleur pulsait dans sa bite. Il passa le rasoir sous l’eau, le posa sur son cou, tira. Son palais gonfla, dans sa bouche son premier orgasme. L’une des mouches reprit son vol, lourde, se cognant derrière une vitre invisible. Il était le voile d’eau sur la faïence courbe du lavabo, il était la paume de ses plantes de pied sur la corde des espadrilles, il était le pâté d’air brûlant d’août dehors. Il tira des traits successifs de son menton à ses joues, ôtant la mousse, la fraîcheur gagnait son visage, il se sentait terriblement fier, et nu, seul au monde, il n’était pas fort, ni orgueilleux, il était heureux, seul à cette maison avec la force de l’eau sur le rasoir que tous les deux ou trois passages il rinçait, le débarrassant de ce qui s’en allait de lui par la bonde, il ne savait ni ce qu’il gagnait ni ce qu’il perdait, son sexe si dur. Il se rinça le visage à deux mains à même le robinet. Rangea le rasoir et la bombe. La mouche s’était rapprochée, il eut un mouvement pour la chasser, renonça, préféra avancer, mettant son corps dans le plein du vestibule. Puis il fut dans le rideau de lanières multicolores qui séparait de l’extérieur. Il les écarta. Entra dehors. Dans la matité d’août. Rien ne séparait sa peau de l’air. Il enfonça ses mains dans les poches de son jean. La rosée du sang sur son visage brilla dans le jeu de billes d’acier et de verre du soleil. Il y avait des maisons au loin. Des automobiles. Des arbres. Des murs. Des fenêtres comme des miroirs. Des femmes. D’une seule enjambée, il entra dans le soleil.

Gilles Bertin
Collage, sténopé et photo : Gilles Bertin

Lecture par Angèle Casanova

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