par angèle casanova

Belfort, le 22 septembre 2014

lundi 22 septembre 2014

Chère Grisélidis Réal,

Je pense singulièrement à vous, ces jours-ci. C’est bien simple, vous m’habitez. Littéralement. Tout me parle de vous. Le soleil. Les fleurs. Le thé que je lape doucement. En lisant.
Ce matin, je me suis assise sur le rebord du buffet de la cuisine, pour discuter toute à mon aise avec mon amoureux. Et nous avons évoqué la figure d’Antigone. Vous ai-je dit que nous écrivons ensemble ? Ces temps-ci, nous flirtons avec les mythes. Nous les transposons dans la société contemporaine. Le polar se prête bien à la démarche. Mon homme est poète. Il écrit des haïkus, et s’ingénie à saisir l’essence des mythes, à les rendre présents avec ces quelques mots à peine ébauchés. Une merveille d’orfèvrerie. Mes manières à moi, comme vous le savez, sont bien plus brutales. Je ne donne pas dans la finesse. Le sang. La violence. Je ne les expulse. Les libère que dans l’écriture. Joviale, d’apparence insouciante dans la vie, je m’empourpre. M’emporte. Dès que j’entre en écriture. Mais revenons à nos moutons. Tout comme vous, j’aime à m’égarer en digressions sans fin qui, certes, rendent la discussion plaisante, mais perdent quelque peu mes interlocuteurs. Donc, Antigone. J’ai écrit un texte sur elle il y a quelques mois. Un des tous premiers de ma série. Mon amoureux, lui, l’a mise en scène dans un bel haïku, et a décidé de lui consacrer une nouvelle. Nous parlions donc d’Antigone, dans notre cuisine, ce matin. De son enfance auprès de son père Œdipe. De son héroïsme. Du fait qu’elle s’est entêtée. Jusqu’à la mort. A rester fidèle à sa conception de la justice. En persistant dans cette tentative sans cesse réitérée. Malgré l’échec. Le danger. De recouvrir les restes de son frère. Afin de leur accorder une sépulture. Alors que la loi le lui interdit. Une loi inique qu’elle refuse de tout son être. Parce qu’elle sait. Que cette loi ne correspond pas à la loi divine. A l’ordre des choses. A la nature. Qui veut que l’on ne laisse pas les gens qu’on aime. Sa famille. Sans sépulture. Alors. Malgré le danger. Malgré la mort qui la menace. Elle court à découvert. Elle traverse le no man’s land devant les murailles. Exposée aux yeux de tous. De son oncle Créon. Elle court. Elle s’agenouille devant la dépouille puante de Polynice. Elle prend une poignée de terre. Et elle la lance. Quand les soldats arrivent dans son dos. L’attrapent sous les épaules. Et la tirent en arrière. Elle hurle. Des imprécations d’une violence inouïe. Contre eux. Contre le roi. Contre le monde entier. Contre les dieux. Qui permettent de telles choses. Elle lève le poing au ciel. Elle les maudit. Elle nous maudit tous. Nous. Les lâches. Qui acceptons l’ordre établi. Les chaînes que notre sécurité. La garantie d’avoir à manger. De survivre. Nous imposent. Quand pourtant nous savons. Oui. Nous savons. Que d’autres souffrent. Au même moment. Que nous nous repaissons. De la viande. Du vin. Généreusement fournis par cette société. Qui nous engraisse. Et qui tue. Pourtant. En sourdine. Des gens innocents.
Alors. Antigone. Lève. Le. Poing. Et elle nous rachète. Mieux que le Christ en croix ne l’aura jamais fait. La souffrance ne rachète rien. N’excuse rien. La colère oui. La révolte. Alors. Merde. Oui. Antigone. C’est vous. Vous êtes peut-être un peu la Petite sirène. Un peu la Chèvre de Monsieur Seguin. Comme vous l’écriviez à Jean-Luc Hennig, quelques jours avant votre mort. Mais pour moi. Définitivement. Vous êtes Antigone. Ou plutôt. Antigone. C’est vous. Celle qui lutte contre l’ordre des choses quand il est inique. Alors que tout lui dit de ne pas le faire. Sa sécurité physique et psychique. Sa santé vacillante. Sa vocation d’écrivain. Quand tout lui dit de ne plus penser qu’à elle. Non. Antigone. Elle. Lève le poing. Et y met toutes ses forces. Ses ultimes forces. Avant le tombeau. Vous. Grisélidis. Etes mon Antigone. Mon modèle. Et à mon tour je lève le poing. Timidement. En pensant à vous. Je lève le poing. Votre visage au fond des yeux. Votre voix dans ma tête. Je lève le poing. Vous n’êtes pas morte. J’en suis la preuve.
Bonne nuit, chère Grisélidis, à bientôt.

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