par angèle casanova

Le petit frère de Shona, par Philippe Aigrain (atelier de bricolage littéraire)

vendredi 5 juillet 2013



Dans mon enfance on aurait appelé cela un terrain vague. Il y en avait un tout près, dans mon quartier de privilégiés. Près d’un hectare juste en face des immeubles, aujourd’hui occupé par des barres hideuses à prétention résidentielle. C’était mon espace de liberté. On s’y mélangeait sans même y penser avec les enfants des ouvriers portugais et des domestiques espagnoles. Les vrais voyous venaient de chez nous, des petites brutes en croissance. Quand il y avait un accident, pendant quelques mois on n’avait plus le droit d’y aller. Puis les parents oubliaient et nous reprenions nos jeux. Tout le terrain était en contrebas. De l’herbe avait poussé sur les remblais. On appelait ça le terrain vague.

Ici, ce n’est pas ce qu’on appellerait un terrain vague aujourd’hui. Il est trop clean, trop net. On peut imaginer qu’il n’est pas facile d’accès. Pour y arriver, il faut franchir une barrière, contourner un obstacle, descendre d’une voie ferrée, marcher au bord d’un fleuve, que sais-je. Mais ceux qui y viennent savent que c’est un endroit précieux. Pas un papier gras ou un sac en plastique. Juste une boîte avec son couvercle, à peine visible, C’est leur terrain, précisément leur terrain.

Des herbes folles de toutes sortes. On est en pleine biodiversité urbaine. On ne foule pas souvent cette herbe. On ne s’y allonge pas souvent la nuit. Pourtant il y une trace d’occupation, d’un rituel peut-être. Des cailloux posés. Comme on le ferait dans un champ que l’on débarrasse d’obstacles, mais c’est plus probablement l’âtre d’un feu dont les cendres sont aujourd’hui cachées.

La cérémonie cachée, il faut l’imaginer. C’est Shona qui la demande. C’est vraiment un problème cette fille. Non seulement elle tague, mais elle veut absolument faire un portrait de son frère. C’est ce qui les énerve, qu’est-ce qu’il de spécial ce frère, avec sa casquette et son nez de boxeur. C’est un gamin d’abord. Ils ne savent pas pourquoi ils ont accepté. Normalement, ils ne veulent pas de portraits, sinon ça ressemble aux murals autorisés. Mais Shona, il y a quelque chose qui fait qu’on accepte ce qu’elle demande. Alors ils viennent un soir. Ils ont la sound machine mais Shona insiste pour que le son soit bas. Ils boivent doucement pendant que la nuit tombe. Et puis Shona commence à peindre. Enfin à dessiner à la bombe. Mais c’est comme une peinture. Elle sort presque du mur comme une anamorphose. C’est lui, le petit frère de Shona.


texte : Philippe Aigrain, photos : Angèle Casanova

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