par angèle casanova

LA RUE DE A À Z // Little Senegal, Harlem, NY, USA, par Gilles Piazo et Angèle Casanova

jeudi 3 octobre 2013



A LOUER

De ce quartier tu n’as pas la mémoire. Etranger ; sans même y avoir jamais mis les pieds.
Alors ce qu’il y avait peut-être voilà encore quelques jours à peine derrière cette devanture désolante et vierge, tu as tout le loisir de pouvoir l’imaginer.


BANQUE

A la différence de ce qu’il y aura selon toute vraisemblance après.


BARBIER

Matin. Peut-être attend-il l’ouverture ; ou le client déjà. Crack coke héro crystal : comment ils disent dans leur langue et avec l’accent, le pouvoir ravageur de la dope ? Tu repasseras ce soir et alors ils seront plusieurs agglutinés devant l’échoppe, certains avachis, les yeux mis clos, assis par terre, le dos appuyé contre la devanture ; encore là jusque tard dans la nuit à discuter de plus en plus fort à mesure qu’avanceront les heures et les doses, rebutant les clients d’entrer. Elle est pourtant toujours ouverte, elle.


BAZAR

Les clichés tu en as bouffés ; sur la ville, le quartier. Plus que sur toute autre ville ou quartier. Des histoires tu t’en es racontées, sur fond de légendes bricolées, décors de film ou séries télévisées. Il fût une époque même où tu ramenais toutes les images de l’Amérique urbaine que tu pouvais collecter à New-York, tous les blacks à Harlem. Tout l’hétéroclite d’un pays sur les rayons d’un même bazar.


CARREFOUR

Crossroads : et si Dieu pour cette fois montrait la voie, laquelle ici te faudra-t-il choisir ?


DRAPEAU

Celle du drapeau ? D’un patriotisme souvent exacerbé qui n’empêche jamais ceux qu’il réunit au pied de sa hampe de s’entretuer ?


EGLISE

Celle du Christ ? Plutôt celle du Gospel ; du blues. Parce que Dieu et Diable ne sont jamais qu’une même tête de Janus. Et que pour un voyageur imaginaire, le Mississipi même peut venir se fondre dans Harlem.


EPICERIE

Tu aimerais entrer mais tu n’es pas vraiment là, physiquement. Tu le sais bien. Pas vraiment en face, même si en face restera à jamais certainement ton unique point de vue sur cette boutique. Et puis quand bien même pourrais-tu accéder à ce qu’il y a à l’intérieur, sur les étagères, il te manquerait l’odeur ; le son de la sonnette immédiatement après le pas de la porte ; peut-être le mâchouillement de politesse : Hey, how y’ doin’ ?
Toute ville a son visage olfactif, sonore.


FRESQUE

Jackson Five : la première chose qui te vient à l’esprit.


GRILLE

Que parfois changer de pays ne change pas grand-chose, aussi.


INTERSTICE

Partout les mêmes rares ouvertures qui résistent à l’entassement, déchirent encore désespérément la densité des mégalopoles. Pouvoir encore y respirer ne tient peut-être plus qu’à elles seules.


LAVERIE

Partout les mêmes obstacles sur ta route.


MAGASIN DE CHAINE

La même uniformisation des conduites.


METRO

Mais ici à New-York te taraude néanmoins la question : combien de temps pour te rendre jusqu’à la statue ? Combien de rames à enfiler pour enfin trouver la liberté ?


MUR

Il y a une magie des codes obscurs.

Tu es d’ailleurs resté un long moment devant le pan de mur, t’interrogeant sur la signification technique du message et les vies dont il pourrait témoigner, la manière dont les choses s’organisent dans ton dos, tous ces rouages dissimulés qui font tourner les villes. Tu as fait quelques hypothèses plausibles. Puis tu es reparti.


PORCHE

Passé devant une certaine idée du superflu.

Combien d’américains standard pourrait-on faire passer en même temps là-dessous ?


RESTAURANT

Devant un chantier encore en grande partie énigmatique.


TAG

Les villes aussi ont leurs fictions.

Ni papier ni numérique : support urbain…


TERRITOIRE

… tendances mafieuses et guerre de gangs ; s’approprier un territoire, le défendre jusqu’à la mort, asseoir et inscrire sa puissance. Fondre sa propre fiction intime dans le fantasme de la jouissance exclusive et du sang qui en (dé)coule.


TROTTOIR

Habiter le trottoir, le sceller de son sceau ; en faire un chez soi.


Gilles Piazo (textes)
Angèle Casanova (introduction, photographies)


Les photographies qui composent "rue de A à Z" ont été prises un matin de décembre 2012, un peu avant 8h, à Little Senegal, Harlem, New York, entre le coin de la 119e rue et Adam Clayton Powell Bvd, la 116e rue et le coin de la 119e et Malcolm X Bvd (nom actuel de Lenox Avenue).

Ce reportage est né de l’envie de photographier chaque magasin du parcours. Sans exception. Et de noter les aspérités du paysage. La rue de A à Z vous propose un panel représentatif de ces boutiques, ainsi que quelques stéréotypes et éléments constitutifs, à mon sens, de l’identité harlémite.

Les trottoirs de Harlem étaient déserts ce matin-là. Les boutiques n’étaient pas encore ouvertes. J’avais choisi à dessein cette heure transitoire pour mon reportage afin d’éviter d’avoir à donner des explications sur le pourquoi de ma démarche… ce que j’ai malgré tout du faire régulièrement.

La rue de A à Z se présente donc comme une liste de mots. Chaque entrée est illustrée par une photographie complétée par deux séries de textes écrits par Gilles Piazo et moi-même.

Angèle Casanova

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